Intervention de Bénédicte BURY
aux Assises de la Méditerranée – Fédération des Barreaux de l’Europe
Hammamet, le 30 mars 2019
« Le barreau dans l’économie sociale et solidaire : Une place à prendre, un marché à conquérir »
Sommaire de l’intervention :
- La Raison d’être : une prise de conscience récente
- La raison d’être de l’ESS : transition, convergence et complémentarité de la RSE – et de l’ESS
- La raison d’être de l’avocat : le double reflexe stratégique RSE
- La raison d’être de la formation : la transformation pour de nouvelles compétences à impact sociétal
La raison d’être, notre raison d’être
« La mission (purpose) n’est pas un slogan publicitaire, c’est la raison d’être (reason for being) fondamentale de l’entreprise (…) Elle vise à unifier le management, les employés et les communautés, dans une vision de long terme. (…) Les profits et la raison d’être ne s’opposent pas, ils sont inextricablement liés. (…) Il faut envisager une nouvelle génération d’entreprises focalisées sur la raison d’être ? »
Cette déclaration est extraite de la lettre annuelle de janvier 2019 de Larry Fink, le PDG de BlackRock, le plus grand fonds d’investissement et adressée à tous les dirigeants des entreprises dans lesquelles BlackRock investit.
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La Raison d’être : une prise de conscience récente
On observe le passage de la réduction d’impact négatif à une RSE stratégique pour contribuer positivement à notre écosystème et à la société toute entière.
C’est la sortie d’une conception très libérale de l’école de Chicago pour laquelle, schématiquement, le seul objet de l’entreprise est le profit des actionnaires et l’idée importante qu’il sera redistribué au sein de la société. Seulement cela n’a pas bien fonctionné. Au contraire, les inégalités et les écarts se sont creusés, source de tensions sociales potentiellement explosives.
On s’oriente aujourd’hui vers une théorie des parties prenantes pour intégrer les intérêts de la société avec des approches plus globales, plus « communautaristes » (Porter et Kramer, Creating shared value, 2011, Harvard Business Review : https://hbr.org/2011/01/the-big-idea-creating-shared-value)
Les grands groupes ont développé une stratégie de création de valeur partagée, on peut citer notamment Nestlé, Coca Cola, et en France, Véolia, Orange, Danone.
Sur cette notion de création de valeur partagée, voir le dossier thématique « De la RSE à la création de valeur partagée » avec les témoignages de ces grands groupes, l’étude de sa pertinence pour les PME par Sandrine Berger-Douce, Professeure en management, Ecole des Mines de Saint-Étienne (dossier coordonné par bénédicte bury, Journal Spécial des Sociétés sept 2017).
En France l’IFA (Institut Français des Administrateurs) a créé une commission RSE, émis des recommandations pour se diriger vers une intégration stratégique des questions de RSE, indissociable de la qualité de la mission de l’entreprise et du conseil d’administration.
Nécessité fait loi ! Après la hard law et la soft law, il y a une nouvelle forme de normativité : la pression sociale. Ne sommes-nous pas interpellés dans l’évolution des modes de régulation sociale pour une nouvelle approche réinventée ?
Pour Fabrice Bonnifet, Président du C3D (Collège des directeurs de développement durable) il y a aujourd’hui un consensus afin de souligner que le levier important c’est le management des organisations et leur capacité à se réinventer pour conserver leurs clients :
« Le défi pour les entrepreneurs, est de créer de la valeur partagée pour les clients, les actionnaires, les collaborateurs, la société civile, au travers de business model générant des externalités positives (améliorer la qualité de vie et la santé des personnes, réduire les inégalités, régénérer les écosystèmes…) L’entreprise contributive a l’ambition de transformer chacun de ses impacts sociaux et environnementaux pour qu’ils soient net positifs. »
Le groupe Bouygues dont il est le Directeur Développement Durable et QSE vient de lancer les premiers BHEP, bâtiments à économie positive qui sont des centres de profit, notamment pour améliorer la gestion fonctionnelle des espaces, à l’image du yield management dans le secteur aérien (optimisation du remplissage).
Il cite Patrick d’Humières, fondateur de l’Académie durable « Il n’y a pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd ».
Il est aujourd’hui établi que l’adoption d’une stratégie RSE est profitable à tous égards et notamment au plan financier. Et la recherche de l’impact sociétal contribue à la réduction des risques : l’urgence climatique révèle les risques de dérèglements et leur développement, négatif pour tous.
De son côté, la finance responsable et solidaire progresse : La Banque Postale en France a annoncé par exemple son souhait de gérer l’ensemble de ses actifs (220 milliards d’euros) de manière socialement responsable à l’horizon 2020.
« L’investissement socialement responsable n’est pas une mode mais le mode de gestion pertinent pour les années à venir » a expliqué le Pdt du Directoire Daniel Roy.
Le mouvement de désinvestissement de l’industrie du tabac initié en 2016 par AXA s’accélère…
Le secteur bancaire innove aussi afin d’accompagner ses clients à atteindre des objectifs durables comme en témoigne notamment les pratiques reliant le taux d’intérêt à la performance RSE » d’un emprunteur dans le cadre notamment d’un « crédit à impact » ou des facilités de financement accordées à ses fournisseurs vertueux.
Enfin, et peut être avant tout, les jeunes sont porteurs de cette « responsabilité de l’avenir ». Ils aiment la RSE et l’Economie Sociale et Solidaire.
Le Boston Consulting Group et la Conférence des grandes écoles ont publié une étude intéressante sur l’ESS, un baromètre des talents où ils disent ce qu’ils attendent de leur emploi.
Pour eux, l’ESS est l’un des secteurs les plus attractifs en 2018. L’étude a révélé que 7 sur 10 souhaitent faire un stage dans l’ESS, 2 sur 4 y travailler alors même qu’ils reconnaissent avoir une faible connaissance de ce que recouvre exactement le secteur de l’ESS.
Le changement culturel est en marche !
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La raison d’être de l’ESS : transition, convergence et complémentarité de la RSE – et de l’ESS
Les réflexions européennes tendent à une harmonisation pour une définition des caractéristiques communes aux différentes formes sociales du secteur de l’ESS par une approche par les finalités.
En France, la loi relative à l’ESS adoptée le 21 juillet 2014 ne les définit pas seulement par les statuts spécifiques (associations, coopératives, mutuelles, fondations) mais par la finalité et des caractéristiques communes.
Ainsi, le concept d’économie sociale et solidaire (ESS) désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale.
Ces entreprises adoptent des modes de gestion démocratiques et participatifs. Elles encadrent strictement l’utilisation des bénéfices qu’elles réalisent : le profit individuel est proscrit et les résultats sont réinvestis. Leurs ressources financières sont généralement en partie publiques (subventions)
L’article 1er de la loi ouvre en particulier le champ de l’ESS aux sociétés commerciales respectant ses principes : le but poursuivi ne doit pas être le seul partage des bénéfices, la gouvernance doit être démocratique ; enfin, la société doit constituer une réserve statutaire impartageable, dite fonds de développement.
Un agrément permet à une société commerciale à visée sociale d’être reconnue Entreprise solidaire d’utilité sociale si elle respecte les principes de l’ESS.
Pour être éligibles à l’agrément « ESUS », les entreprises de l’économie sociale et solidaire doivent remplir les conditions suivantes :
- poursuivre une utilité sociale à titre d’objectif principal (soit en direction des publics vulnérables, soit en faveur du maintien ou de la recréation de solidarités territoriales), cet objectif devant figurer dans les statuts de l’entreprise ;
- prouver que la recherche d’utilité sociale a un impact soit sur le compte de résultat, soit sur la rentabilité de l’entreprise ;
- avoir une politique de rémunération respectant 2 conditions : la moyenne des sommes versées, y compris les primes, aux 5 salariés ou dirigeants les mieux payés ne doit pas excéder un plafond annuel fixé à 7 fois le smicet la rémunération versée au salarié le mieux payé ne doit pas excéder un plafond annuel fixé à 10 fois le smic ;
- les titres de capital de l’entreprise ne doivent pas être négociés sur un marché financier.
Relevons qu’Emmanuel Faber, PDG de Danone, a annoncé au printemps 2018 que l’assemblée générale des actionnaires avait voté le principe de 1 personne, 1 voix, 1 action. Il a été décidé que les 100 000 salariés du groupe pourront désormais participer aux orientations stratégiques reliées au développement durable. « Nous mettons fin au mode de décision pyramidal. »
Antoine Frérot, PDG de Véolia a indiqué que, sans aller jusqu’à modifier les statuts de la SA, il souhaite préciser en quoi et comment l’entreprise est utile à tous ceux qui contribuent à sa marche. « Nous formulerons la raison d’être de notre groupe comme la Loi Pacte invite à le faire. (…) La RSE doit être au même rang que la création de valeur économique et la gouvernance doit partager une raison d’être qui donne un sens collectif à l’action ».
Le débat actuel sur la modification de notre code civil français par la Loi Pacte sur l’entreprise à mission et la faculté de se doter d’une raison d’être fait ainsi bien ressortir une convergence ESS et RSE stratégique.
La RSE est aussi un enjeu de complémentarité pour l’ESS comme l’illustre à titre d’exemple les Jardins de Cocagne, société qui vend des paniers de maraichage bio d’insertion à des entreprises appliquant une politique RSE. La RSE oriente ainsi le choix de fournisseurs de l’ESS et réciproquement.
Marie Laure Djelic, Doyenne de l’Ecole du management et de l’innovation de Sciences Po, soulignait dans le dernier best of de l’Anvie que des chercheurs travaillent à la création de nouveaux indicateurs pour mesurer autrement une création de valeur redéfinie.
Nombreux sont convaincus que l’évolution politique doit venir de l’Europe tant nous n’avons pas de certitude que les Etats Unis et la Chine appuient fermement le mouvement.
Alors créons les ponts nécessaires, tissons les liens notamment entre les deux rives de la méditerranée pour reprendre l’intitulé de la première table ronde de ces assises de la Fédération des Barreaux d’Europe.
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La raison d’être de l’avocat : le double reflexe stratégique RSE
« La RSE est devenu un sujet central de la vie économique et je suis convaincue que les avocats ont un rôle majeur à jouer pour faire avancer ces sujets. En matière de RSE, les avocats exercent plus qu’un devoir de vigilance, ils ont un rôle d’impulsion au changement », comme l’indiquait Madame le Vice Bâtonnier Dominique Attias lors d’une conférence sur la plus-value de l’avocat en matière de RSE.
En défense ou en conseil, l’avocat peut intervenir lorsqu’il y a des responsabilités encourues, lorsque des dommages doivent être réparés. Il peut aussi intervenir pour faire sanctionner les détournements de la RSE ou green washing (éco blanchiment).
Mais aussi l’avocat peut développer la soft law, le droit souple, celui qui est conçu par l’entreprise, celui qui est élaboré au sein de groupements professionnels. Il peut accompagner l’entreprise et les nouveaux mouvements de régulation, dans une démarche RSE proportionnée et adaptée à sa taille comme à sa raison d’être et son identité.
Il a deux axes de développement :
– dans un domaine d’activité, un domaine d’expertise particulier (droit du travail, droit de l’environnement….) pour une intervention ciblée
– dans le cadre d’un projet d’accompagnement RSE dans lequel l’avocat intervient comme membre d’une équipe, en qualité de spécialiste d’une question de RSE ou comme « chef d’orchestre », coordinateur de l’ensemble et d’une équipe de plus en plus pluridisciplinaire et interprofessionnelle.
Surtout c’est le rapport au métier, à son client qu’il convient de travailler pour se « réinventer » pour conserver ses clients, ses collaborateurs, concevoir ses produits et services pour leur impact sociétal en tenant compte et avec les parties prenantes de son écosystème.
Il est ainsi possible d’accompagner les entreprises dont la taille les soumet à des obligations légales mais aussi les plus petites qui y sont à leur tour tenues en leur qualité de sous-traitantes des premières et toutes celles qui accepteront ou souhaiteront initier une démarche volontaire avec ses parties prenantes.
Par ailleurs le cabinet d’avocats pourra être appelé à engager pour lui-même une démarche RSE, par conviction des associés ou parce que ses parties prenantes (notamment ses clients et collaborateurs) l’exigent de lui. Il le fera nécessairement avec une sensibilité naturelle à raison de sa déontologie. Il faut travailler avec son écosystème.
Les institutions professionnelles ont un rôle à jouer en s’appliquant d’abord à elles-mêmes une démarche RSE. En France, le Conseil National des Barreaux a adopté une charte de l’avocat citoyen responsable et développe des outils.
Les barreaux favorisent les bonnes pratiques en proposant des actions pro-bono jusque dans les collèges pour développer la sensibilisation dès le plus jeune âge avec l’intervention naturelle de l’avocat.
Les barreaux récompensent également les cabinets pour les bonnes pratiques données en exemple.
La pratique du “name & shame” (nommer ou couvrir de honte) peut également se révéler efficace pour faire progresser les moins respectueux (égalité diversité, qualité du management et bien-être au travail, qualité de la prestation, respect des règles notamment déontologiques, gestion de la formation …).
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La raison d’être de la formation : La transformation pour de nouvelles compétences à impact sociétal
Mon ambition est de faire progresser la RSE, tant comme prestation de l’avocat que comme adaptation du cabinet à son environnement.
C’est pourquoi j’ai mis en place un programme de formation pour l’acquisition du double reflexe stratégique RSE, qui a démarré par une conférence inaugurale le 12 mars 2019.
Le programme est disponible sur le site internet :
https://benedictebury.fr/formation-rse-nouveau-modele-economique-du-cabinet-davocat/
J’ai entamé cette démarche de sensibilisation il y a déjà plus de 5 ans lors d’un congrès ACE que j’ai organisé autour du thème « L’avocat pour une croissance responsable ».
C’était également le thème d’un autre congrès ACE il y a 3 ans autour des « Ouvertures pour la création de valeur partagée », ou encore celui d’un colloque sur « la création de valeur partagée, c’est ici et maintenant ! » en 2018 en partenariat avec la société Des Enjeux et Des Hommes, qui co-anime des ateliers 2019 avec moi.
Comme je l’ai rappelé tout à l’heure c’est d’un changement de modèle dont il est question.
Il s’agit d’un changement culturel profond qui implique ainsi d’adopter une stratégie de formation à court, moyen et long terme, en formation tout au long de la vie.
L’urgence est partout
Les compétences, les identités, les raisons d’être également.
C’est sur cette idée de solidarité positive, rappelée tantôt par Monsieur Yves OSCHINSKY, modérateur de cette table ronde, et qui va si bien à ces assises de la Méditerranée, que je voudrais boucler pour mieux la retrouver ensemble tout à l’heure
Voici la légende du colibri, une légende amérindienne, telle que la raconte Pierre Rahbi :
Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! »
Et le colibri lui répondit :«Je le sais, mais je fais ma part. »